Après plusieurs années d’attente, l’Insee a enfin publié une estimation du nombre de personnes pauvres qui échappent à ses statistiques publiées chaque année. Officiellement, elles sont donc 1,6 million si on utilise le seuil situé à 60 % du niveau de vie médian1. En voici la composition détaillée :

Personnes sans domicile ou en habitat mobile : 185 000

Établies à partir des déclarations d’impôt, les données officielles ne comptabilisent pas les personnes qui vivent dans la plus grande misère, dans des bidonvilles ou dans la rue. La dernière enquête en date sur les sans domicile date de 2011. À l’époque, l’Insee chiffrait à 140 000 le nombre de personnes qui n’avaient pas de domicile. Le ministère des Solidarités chiffre à 132 000 le nombre de personnes accueillies dans des établissements d’hébergement pour personnes en difficulté2. Dans sa nouvelle étude, l’Insee retient 77 000 sans-abri ou vivant dans un établissement pour personnes en grande difficulté sociale et 108 000 dans une habitation mobile, soit un total de 185 000. Ce chiffre est très probablement inférieur à la réalité si l’on en croit notamment les données de la Fondation Abbé Pierre.

Ceux qui sont hébergés en collectivité : 278 000

Les personnes qui vivent en collectivité ne sont pas comptabilisés par l’Insee pour établir ses données sur les revenus. En France, 1,34 million de personnes sont dans ce cas (données 2016). Parmi le million de personnes âgées habitent en maison de retraite, combien disposent de revenus supérieurs au seuil de pauvreté ? Il faut y ajouter, par exemple, les étudiants vivant en cité universitaire, les immigrés qui vivent dans des foyers de travailleurs, les détenus (70 000 personnes) ou les personnes lourdement handicapées vivant en établissements sanitaires de long séjour. Parmi eux, rares sont ceux dont les revenus dépassent le seuil de pauvreté. Pour l’Insee – si on ne retient pas les centres d’hébergement d’urgence –  278 000  personnes vivant en communauté disposeraient d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté. Cette estimation ne prend pas en compte les personnes vivant en prison.

Étudiants ne vivant plus chez leurs parents : 230 000

Les étudiants qui vivent dans un logement indépendant de leurs parents (hors cité universitaire) sont aussi écartés de l’enquête de l’Insee sur les revenus. Ils représentent 578 000 ménages en 2017, selon le recensement de l’Insee. Cette population hétéroclite mélange de jeunes étudiants qui « galèrent », qui doivent travailler quelques heures en complément de leurs études, et d’autres aux conditions de vie nettement plus favorables du fait du soutien financier de leurs parents. Selon l’évaluation de l’Insee, 230 000 personnes seraient concernées par la pauvreté et 170 000 si on tient compte de l’aide parentale. Cette donnée comprend les couples dont la personne de référence est étudiante ainsi que leurs enfants.

Habitants des départements d’outre-mer :  900 000

L’essentiel des pauvres oubliés des statistiques vit dans les départements d’outre-mer. L’enquête de l’Insee ne porte en effet que sur la France métropolitaine. Les taux de pauvreté dans les départements d’outre-mer, et en particulier à Mayotte, sont considérables. On ne dispose que des données pour le seuil à 60 %, mais ces taux vont de 33 % en Martinique à 77 % à Mayotte. Selon nos estimations, cela représentait 950 000 personnes pauvres, l’Insee estime le chiffre de son côté à 900 000, ce qui est proche. Il faudrait y ajouter la population de ces départements qui échappe à toute statistique. On sait qu’une part non négligeable des habitants de ces territoires vit dans des situations sociales très difficiles.

Des visages très différents

SDF, personnes âgées, travailleurs immigrés en foyer, détenus, étudiants, habitants de l’outre-mer… La France invisible des statistiques de la pauvreté a des visages très différents. Au total, selon l’Insee, environ 1,6 million de personnes pauvres ne sont pas enregistrées dans les données publiées chaque année. On compterait non pas 8,5 millions mais 10,1 millions de personnes pauvres en France (au seuil à 60 %). Ce chiffre est probablement encore sous-estimé d’au moins 100 000 personnes, mais il permet de mieux évaluer la pauvreté.

Méfions-nous de tout simplisme. Par construction, la statistique appréhende mal les populations hors logements classiques. Il n’y a pas une pauvreté « cachée » par les services statistiques officiels. Ainsi, l’Insee a publié cette année des éléments sur la pauvreté dans les départements d’outre-mer, même s’il demeure incompréhensible que ces territoires ne soient pas intégrés dans les données nationales. Par ailleurs, l’Institut s’intéresse à une mesure de la grande pauvreté3.

Des progrès sont faits. On peut malgré tout regretter qu’il ait fallu attendre cinq ans après la publication de nos premières estimations sur ce sujet 4 pour que l’Insee publie de telles données. Par ailleurs, les études qui tentent de dénombrer les personnes en marge du système ne sont pas légion. Le dernier travail global de dénombrement des sans domicile date de plus de dix ans. Du coup, certaines villes ont lancé leurs propres estimations. Il faudrait aussi mieux évaluer par exemple la pauvreté dans les maisons de retraite ou la pauvreté en « dépendance » (pour ceux qui dépendent du revenu d’une tierce personne). De l’invisibilité statistique à l’invisibilité tout court, il n’y a souvent qu’un pas.

Les personnes qui vivent du soutien familial

Une partie de la population dispose de faibles revenus mais dépasse le seuil de pauvreté en raison de la prise en compte de l’ensemble des ressources du ménage. Ces personnes ne vivent pas dans la pauvreté au quotidien, mais elles seraient dans cette situation sans l’apport de ce revenu tiers. C’est le cas notamment de la plupart des femmes inactives dont le conjoint dispose d’un revenu suffisant pour que l’ensemble du ménage se situe au-dessus du seuil de pauvreté, mais qui, par elles-mêmes, n’ont aucunes ressources. Il faut y ajouter toute une partie de jeunes adultes qui connaissent des difficultés d’insertion sur le marché du travail et sont contraints de rester ou de revenir vivre chez leurs parents. La solidarité au sein du couple, de la famille ou des amis fait qu’une partie de la population dispose d’un niveau de vie supérieur au seuil de pauvreté uniquement parce que l’on prend en compte le revenu de ceux qui les ident. Pris individuellement, ces adultes entreraient dans les chiffres de la pauvreté même s’ils vivent dans un ménage qui globalement n’est pas pauvre.

Notes:

  1. Les données sont publiées dans Revenus et patrimoine des ménages, Insee références, Insee, mai 2021.
  2. « Hébergement des personnes en difficulté sociale : 140 000 places fin 2016, en forte progression par rapport à 2012 », Études et Résultats n°1102, ministère des Solidarités, février 2019.
  3. « Environ deux millions de personnes en situation de grande pauvreté en 2018 » in Revenus et patrimoine des ménages, Insee références, Insee, mai 2021.
  4. Et trois ans après leur diffusion en 2018 dans le premier Rapport sur la pauvreté en France de l’Observatoire des inégalités.