La question des classes moyennes est un classique du débat de la société française. Après avoir célébré leur avènement dans les années 19801, on a annoncé leur disparition sous l’effet de la « polarisation » des emplois : le développement à la fois de postes très peu qualifiés et très qualifiés. Deux évolutions largement exagérées.
Il n’existe aucune définition officielle des classes moyennes. L’Insee, par exemple, n’utilise pas un découpage des catégories sociales en trois grandes classes, populaires, moyennes et aisées. Les travaux sur le sujet (comme ceux de l’Observatoire des inégalités) s’appuient le plus souvent sur les revenus et très rarement sur les professions. Pourtant, celles-ci permettent une approche plus complète de la position sociale, en prenant en compte plus globalement la position dans la hiérarchie professionnelle.
Pour combler ce manque, nous proposons une estimation réalisée à partir des catégories socioprofessionnelles de l’Insee. Les classes moyennes sont composées des actifs situés entre ceux qui exécutent et ceux qui décident (lire notre définition). Elles comprennent l’intégralité des professions intermédiaires (anciens « cadres moyens ») et une partie des ouvriers, des employés, des cadres et des non-salariés. Nous avons déterminé des coefficients : par exemple, nous avons estimé que 20 % des cadres supérieurs appartiennent aux classes moyennes (voir encadré). Cette construction est arbitraire et critiquable2, mais elle a le mérite de donner des ordres de grandeur pour débattre.
Le cœur des couches moyennes est composé des professions intermédiaires. Entre 1983 et 2023, leur part s’est accrue de 19 % à 25 % des emplois. Si l’on y ajoute une fraction des ouvriers, des employés ainsi que des cadres supérieurs, nos estimations aboutissent à une progression de l’ensemble des classes moyennes de 39 % à 42 % des emplois en quarante ans. Depuis 2014, leur proportion a même dépassé celle des catégories populaires. On n’observe ni un processus de moyennisation généralisée, ni un déclin des classes moyennes. Cette évolution est cohérente avec les observations de l’OCDE, qui estime que la part des classes moyennes définies sur la base des revenus a augmenté en France entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2010, contrairement à d’autres pays3.
La part des classes populaires – surtout des employés et des ouvriers – a diminué assez nettement, de 49 % à 37 % depuis le début des années 1980. Ce phénomène est lié au déclin de l’emploi industriel et, dans les années récentes, de celui des employés, fortement touchés par la progression du chômage dans les années qui ont suivi la crise financière de 2008.
Selon nos calculs, le phénomène le plus spectaculaire est la progression du haut de la pyramide sociale : la part des classes supérieures – principalement des cadres supérieurs – a doublé, de 9 % à 20 %, entre 1983 et 2023. En dépit du ralentissement de la croissance au milieu des années 1970 et des crises économiques à répétition, l’économie française a continué à créer des emplois, souvent qualifiés.
Au bout du compte, la part des classes moyennes progresse modestement, au fil de l’élévation globale de la qualification des emplois. Cette expansion peut être marquée par des fragilités. Les classes moyennes ne sont pas « étranglées », mais voient leurs revenus stagner depuis 2008 (sauf entre 2018 et 2020). En matière d’emploi, la crainte du chômage reste vive pour les salariés du privé. Les classes moyennes sont aussi touchées par la hausse du prix des logements et profitent beaucoup moins du système scolaire que les cadres supérieurs.
L’évolution actuelle est-elle destinée à durer ? Pas forcément. La baisse de l’emploi qualifié des employés et des ouvriers, dont la partie supérieure appartient à l’univers des classes moyennes, joue en sens inverse. Depuis 2016, la part des professions intermédiaires n’augmente quasiment plus. Beaucoup dépendra du type d’emplois créés dans les années qui viennent. Nous n’assistons pas à un phénomène de polarisation sociale, mais rien ne dit que nous pourrons l’éviter demain.
Notre méthode Pour calculer la répartition des professions en catégories « populaires », « moyennes » et « aisées », nous avons appliqué à chaque catégorie socioprofessionnelle des coefficients de répartition (voir notre tableau ci-dessous). Nous considérons que les classes moyennes englobent l'ensemble des professions intermédiaires, la moitié des artisans, commerçants et chefs d'entreprise, ainsi qu'un cinquième des cadres supérieurs, des ouvriers et des employés. Les classes populaires regroupent 80 % des employés et des ouvriers et 30 % des indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants et chefs d'entreprise). Les classes aisées rassemblent le reste : 80 % des cadres supérieurs et 20 % des indépendants. Ce découpage est discutable. Une partie des professions intermédiaires (notamment chez les jeunes ou les personnes en emploi précaire) est sans doute plus proche des catégories populaires que des classes moyennes, dont il faudrait les extraire. On pourrait, inversement, inclure une part plus importante d'ouvriers et d'employés au sein des classes moyennes.
Photo : Denise Jans / Unsplash
Notes:
La seconde révolution française, Henri Mendras, Gallimard, 1988. ↩
Par exemple, on pourrait faire évoluer ces pourcentages dans le temps. ↩
Voir Sous pression : la classe moyenne en perte de vitesse, OCDE, Juin 2019. ↩