Les commentaires vont bon train sur la place des milieux populaires, des couches moyennes ou des plus favorisés. Rarement à partir de données précises. Pourtant, l’Insee livre régulièrement des données qui permettent de mesurer l’évolution de la structure sociale depuis le début des années 2000 de façon très détaillée1. Ce qui permet de dresser des scénarios d’évolution. Ainsi, si l’on compte l’ensemble des inactifs (notamment les retraités), la catégorie « employés » regroupe un quart de la population (soit 15 millions de personnes) à elle seule. Aller voir ce qui se passe à l’intérieur de cet ensemble – le premier pilier des catégories populaires – est central. Les employés de la fonction publique (sous-ensemble des employés) sont par exemple deux fois plus nombreux que les agriculteurs exploitants, qui constituent pourtant une CSP à eux seuls.
Le premier élément qui saute aux yeux, c’est le décalage avec les représentations les plus courantes d’une société « moyennisée » où les couches moyennes auraient une large place. Ouvriers et employés représentent 45 % de la population, plus de la moitié même si l’on y intègre les personnes sans activité professionnelle, souvent très modestes. A l’opposé de l’échelle sociale, les cadres supérieurs forment 13 % de l’ensemble. Le cœur des classes moyennes, les professions intermédiaires, regroupent un Français sur cinq. Les classes moyennes recrutent pour partie parmi les employés et les ouvriers les plus favorisés et les cadres supérieurs les moins bien lotis, mais elles sont loin d’être majoritaires.
Il est difficile de juger de l’évolution du poids des grandes catégories sociales en prenant en compte l’ensemble des inactifs (en particulier les retraités) car l’Insee a eu la mauvaise idée de changer de méthode en 2013. Le détail des catégories que nous présentons ci-dessous (qui ne tient compte que des actifs, les données sont donc différentes) permet par contre d’observer l’évolution sociale avec une assez grande finesse, à l’intérieur des catégories. Le monde agricole s’étiole : il ne constitue plus que 1,5 % de la population, l’équivalent du sous-ensemble « policiers et militaires » par exemple. L’ensemble des artisans, commerçants et chefs d’entreprise n’évolue guère : il reste stable autour de 6 %. Même si on y ajoute les professions libérales (1,7 %, classées avec les cadres supérieurs), l’univers des indépendants ne progresse pas. Comme nous l’avons noté, « l’ubérisation » du travail et l’essor du travail à la tâche, n’ont guère d’effets significatifs au niveau global, au moins pour l’instant2.
Entre 2003 et 2017, la part des cadres supérieurs est passée de 14,4 % à 17,1 %. Au cours des 14 dernières années, le groupe des cadres actifs s’est presque uniquement développé par le biais du privé : cadres administratifs ou ingénieurs (+ 1 point), cadres administratifs et commerciaux d’entreprise (+ 0,8 point). On note un phénomène que nous avions déjà signalé : depuis 2012, la part des cadres supérieurs dans la population stagne, du jamais vu depuis les années 1980. C’est notamment dû à la faible augmentation du nombre de cadres de la fonction publique et à la stagnation du nombre d’enseignants.
Le cœur des classes moyennes (la catégorie « professions intermédiaires », ex « cadres moyens ») progresse autant que les cadres et occupe désormais un quart de la population active. Les professions de la santé et du travail social, ainsi que les agents de maîtrise et les techniciens du privé (représentants, chargés de clientèle bancaire, etc.), progressent le plus. Les professions intermédiaires du secteur public déclinent. La part des employés s’érode, mais de façon contrastée : celle des employés du privé baisse fortement (- 2,3 points entre 2003 et 2017) mais celle des emplois domestiques, ainsi que des employés du commerce, augmente. Le monde des ouvriers est celui qui décline le plus avec un perte de 2,7 points, notamment du fait du déclin industriel, qu’il s’agisse d’ouvriers qualifiés (- 1,6 point) ou non (- 0,9 point). Ce déclin semble toutefois enrayé dans les années récentes.
Le frein sur l’emploi public
Quels enseignements tirer de ces données ? La structure sociale de la population active reste tirée vers le haut. L’arrêt de la progression de la part des cadres supérieurs depuis 2012 est un phénomène nouveau : s’agit-il d’un mouvement conjoncturel ou le signe d’un changement de fond ? Pour l’heure, il est surtout dû au frein mis sur l’emploi public. Dans la période la plus récente, c’est au milieu de la pyramide sociale – parmi les professions intermédiaires – que se développe la population active, contredisant de nombreux discours sur les évolutions sociales et la disparition supposée des couches moyennes.
Historiquement, l’élévation des qualifications et les mutations du travail ont entraîné l’essor des catégories du haut de la structure sociale. C’est encore le cas, mais cela ne le sera pas forcément toujours. L’accentuation d’une compétition par les coûts salariaux entre pays riches met la pression sur les salaires. Même si ce phénomène ne se traduit pas encore à grande échelle dans les données d’emploi en France, une économie inégalitaire qui ressemble à celle des pays en développement peut se satisfaire d’une classe très favorisée et d’une masse d’employés mal rémunérés à leur service. L’essor des employés du commerce et des services aux particuliers d’un côté, et le déclin de l’emploi public qualifié de l’autre, va dans ce sens. La confirmation d’une telle tendance constituerait un changement historique par rapport à des décennies d’évolution sociale.
Notes:
- Les données du graphique « Les catégories sociales en France » portent sur l’ensemble de la population de 15 ans et plus, hors ménages dont la personne de référence est inactive (notamment retraitée). Elles intègrent notamment les chômeurs en fonction de leur dernier emploi occupé. ↩
- Ce qui ne signifie pas que ce ne soit pas valable à un niveau plus détaillé, notamment chez les jeunes. ↩